Choix historiques et ‘jeu’ de la sagesse

 

Le témoignage du frère René Antoine Gauthier

par Louis Jacques Bataillon, OP, et Adriano Oliva, OP 

 

Réné Antoine GauthierLe 27 janvier 1999 mourait René Gauthier, qui dans l’Ordre dominicain avait reçu le nom d’Antoine. Une vie consacrée tout entière à la recherche du vrai, recherche qui s’unissait de façon admirable à un sens aiguisé de l’histoire (lue et analysée minutieusement pour elle-même), et qui débouchait sur une sagesse dont il écrivit :

« Quiconque accepte de jouer avec lui [St. Thomas] le jeu de la Sagesse, trouve en le lisant les joies merveilleuses qu’ignorent ceux qu’absorbent les tâches terre à terre de l’exégèse matérielle (In Ethic., X, 131-134) : celles de la pensée qui se sent rassemblée et ramenée à sa source divine » (S. Thomas et l’Éthique à Nicomaque, ed. Leon., t. 48, p. xxv). Cette source a été l’objet de son ardente aspiration et il s’est consacré toujours à la recherche de ce Visage qu’il a tant désiré rencontrer les derniers mois de son pèlerinage.

René Gauthier est né le 1er octobre 1913 à La Seyne, près de Toulon, où son père était professeur. Après son baccalauréat, passé à Rennes en 1931, il a commencé la préparation à l’École  normale supérieure, mais l’a interrompue pour entrer dans la province des dominicains de Lyon en 1933. Après son noviciat à Angers, il a fait profession le 3 novembre 1934 et a poursuivi ses études à Saint-Alban-Leysse, notamment sous la direction du P. Payssac envers qui il s’est toujours senti une dette de gratitude. Après l’interruption du service militaire en 1936-37, il a été ordonné prêtre le 25 août 1940.

Une grave atteinte de tuberculose lui a fait passer un premier séjour dans les Alpes, au plateau d’Assy, de juillet 1941 à novembre 1942, au moment de l’Occupation. Au Saulchoir il a obtenu licence et lectorat en 1942 et a préparé une thèse de doctorat sur la magnanimité qui a été publiée en 1951 et a été aussitôt considérée comme un ouvrage de très haute qualité. Entretemps, une rechute l’avait obligé à retourner à Assy de 1947 à 1949. Il avait été assigné au couvent d’Anger en 1949 et, l’année suivante, à celui de Saint-Alban-Leysse, où il enseigna pendant deux ans.

En octobre 1952, il a été affecté à la Commission léonine et a résidé au Saulchoir, à L’Arbresle près de Lyon, à Santa Sabina, avant de venir à Grottaferrata en 1974. Durant cette période, il a édité les commentaires de saint Thomas sur l’Éthique, le De anima, le De sensu et sensato, le Peryermenias, les Seconds Analytiques d’Aristote, ainsi que les Quodlibets ; parallèlement, il a publié d’autres éditions de textes : les traductions latines médiévales de l’Éthique à Nicomaque ainsi que plusieurs ouvrages de maîtres ès arts. On lui doit aussi un remarquable petit livre sur la morale d’Aristote, deux introductions successives au Contra Gentiles, plusieurs articles et de nombreux comptes rendus, spécialement dans le Bulletin thomiste, qui sont souvent des mises au point très précises qui complètent utilement l’ouvrage recensé. Une bibliographie de ses écrits a paru dans la Revue des sciences philosophiques et théologiques, 83 (1999), p. 548-556.

En mai 1997, alors qu’il travaillait à l’édition des questions De potentia, il a dû subir une double opération qui l’a éprouvé très gravement ; il a été depuis soigné en France, près de Dijon puis à Paris ; il a été assigné au couvent Saint-Jacques, visité par ses frères dans la maison de repos ; il s’y est efforcé de travailler encore, mais il a dû finir par y renoncer en raison de sa fatigue. La veille de la fête de saint Thomas, il s’est éteint dans le désir de « jouer avec lui le jeu de la Sagesse ».

L’idéal de magnanimité qu’il a cherché à décrire et définir dans son premier ouvrage a orienté sa pratique de la vie chrétienne et l’a guidé dans son entreprise scientifique. Les questions posées dans cette première œuvre réapparaissent constamment en plusieurs contextes durant toute son activité, jusqu’à la seconde introduction au Contra Gentiles, dans laquelle il se laisse entrevoir derrière le choix d’Aristote par Albert et Thomas : « Au-delà de l’environnement social, et même si elle est conditionnée par lui, il y a donc une option personnelle, qui fait l’originalité d’un penseur » (Intr. Somme Contre les Gentils, Paris, Publications Universitaires, 1993, p. 178-179).

Les travaux du P. Gauthier, que ses amis appelaient souvent René-Aristote, ont toujours été marqués par une prodigieuse érudition, due à un travail acharné. Son esprit critique et précis, sa connaissance du milieu intellectuel du moyen âge et de la paléographie, sa maîtrise du latin tant classique que médiéval, ont fait de ses différentes éditions des modèles difficilement égalables. S’il lui arrivait parfois d’être un peu dur dans ses polémiques par souci de vérité, il était volontiers très généreux envers les jeunes chercheurs et n’hésitait pas à leur transmettre sa documentation. Très réservé dans la vie commune, il était très discret sur une vie spirituelle exigeante.

S’inspirant du célèbre prologue de S. Thomas au De ebdomadibus de Boèce (Ed. Léon., t. 50, p. 267-68), il écrivait : « La contemplation de la sagesse est un jeu. Du jeu, elle a la joie, du jeu elle a la paix, car trouvant en elle-même sa joie, elle n’a rien à désirer et rien à craindre : la sagesse joue éternellement devant Dieu » (Intr. Somme Contre les Gentils, Paris, 1993, p. 144).