Pierre-Marie GILS

(1913-2001)

par Adriano Oliva*, OP

 

Pierre-Marie GilsJoseph GILS est né à Turnhout le 7 décembre 1913. Il fait ses humanités et ses mathématiques au collège jésuite de sa ville natale. Élève brillant, il se révèle également excellent pianiste. Il n’a pas dix-sept ans quand, le 23 septembre 1930, il entre au noviciat dominicain de la province flamande Sainte-Rose-de-Lima et il reçoit le nom de Pierre-Marie.

Un an plus tard il émet la première profession à Gant et le 8 août 1935 la profession solennelle à Leuven, où il est ordonné prêtre le 16 août 1936. Après avoir reçu, l’année suivante, le lectorat en théologie au Studium de Leuven, il est envoyé à Rome, où il commence un doctorat en théologie. Quand éclate la seconde guerre mondiale, il interrompt le doctorat et il rentre en Belgique, assigné au couvent de Bruxelles. Durant l’occupation, il prêche un carême en l’église des dominicains d’Anvers, sous le « contrôle » de la Gestapo : orateur habile, il attaque les abus de l’occupant et des collaborationnistes, en évitant tout prétexte pour une arrestation. Il fut marqué par cette expérience.

En avril 1947, il est appelé à Rome pour travailler à la Commission léonine, dirigée par le dominicain hollandais Clemens Suermondt (1887-1953), président de la Commission léonine de 1924 à 1952, neveu de Constant Suermondt (1850-1924), dès 1880 un des pionniers de l’édition et président de 1894 à 1924.

Les années passées en Belgique entre 1940 et 1947, toutes consacrées à la prédication, à des retraites et à des conférences spirituelles, avaient convaincu le P. Gils que là était sa vraie vocation. En 1949, il demande à s’installer de nouveau en Belgique, pour se consacrer à la fois à la prédication et à une édition diplomatique de tous les autographes de Thomas d’Aquin. Pour cela, il demande qu’on lui adjoigne le P. Clemens Vansteenkiste (1910-1997), de la même province dominicaine des Flandres, lui aussi travaillant à la Léonine de Rome à cette époque. Le projet d’édition diplomatique n’est pas approuvé par les supérieurs, mais le P. Gils peut rentrer, sans le P. Vansteenkiste, en Belgique pour se consacrer totalement à la prédication. Et, en effet, c’est lorsqu’il prêchait une retraite devant une grande communauté religieuse, qu’en septembre 1952 il reçut l’ordre de rejoindre la section de la Commission léonine qui venait d’être fondée au Saulchoir d’Étiolles, près de Paris, suite à une décision du Chapitre général des dominicains de 1949, à Washington DC. Il s’installa à Étiolles le 20 novembre et il commença immédiatement à travailler, avec le P. René Antoine Gauthier, au Commentaire sur l’Éthique à Nicomaque.

Chacun de ces deux grands philologues avait fait un sondage sur tous les manuscrits du commentaire ; l’un avait bien détecté et illustré la tradition universitaire, l’autre la tradition indépendante. Cet exemple montre bien la complémentarité des membres de la nouvelle section salicétaine de la Léonine.

En 1954, pour le compte de la section canadienne d’Ottawa, fondée elle aussi en octobre 1952 comme celle du Saulchoir, il commença à transcrire l’autographe du Commentaire sur Isaïe. Il transcrit ensuite celui sur Boèce, dont l’édition sera confiée, plus tard, à la section américaine de Yale, fondée en 1966. Enfin, il entreprit la transcription de la partie autographe du Commentaire du IIIe livre des Sentences. Cela impliquait aussi une étude des deux autres manuscrits autographes : la Somme contre les Gentils et le commentaire d’Albert sur le Ps.-Denis (v. la Bibliographie). Il constitua alors un impressionnant fichier sur la graphie de Thomas, recensant toutes les liaisons d’une lettre avec les autres, les abréviations, établissant ainsi l’évolution chronologique de l’écriture de Thomas, ce qui permit, entre autres choses, de dater, enfin, le commentaire sur Boèce comme antérieur à la Somme contre les Gentils.

Au moment de la fondation de la section américaine de Yale, il fut chargé de la formation des candidats à y travailler. Comme le P. L. J. Bataillon, il y fit des séjours de plusieurs mois chacun, jusqu’en février 1971. Il fit de même pour la section espagnole, fondée en 1967 à Torrente (Valencia) et fermée en 1971. Il regretta toujours que les responsables de l’Ordre dominicain et de la Léonine aient enlevé le commentaire de la Métaphysique au P. Gauthier, pour en confier l’édition à la section de Yale. De même qu’on lui avait enlevé le commentaire du IIIe livre des Sentences, pour le confier, d’abord, à la section espagnole et, ensuite, à celle de Yale. Tout cela pour donner du prestige, bien éphémère à vrai dire, aux nouvelles sections.

À ce moment-là, le P. Gils avait déjà transcrit la partie autographe du Commentaire du IIIe livre des Sentences et commencé à étudier la tradition manuscrite, en découvrant le premier modèle universitaire (exemplar) de celle-ci, conservé à Pampelune, et quelques manuscrits certainement copiés sur lui. Malgré cela, sa facilité de contact, qui avait contribué à faire de lui un prédicateur très demandé, et ses compétences fines en philologie et en paléographie, qu’un flair inné pour saisir et interpréter les détails rendait exceptionnelles, lui permirent d’être un bon pédagogue pour les nouveaux membres de ces deux sections.

Peu avant la fermeture de la Léonine du Saulchoir, en janvier 1973, le P. Gils, avec le P. Joseph Cos qui collaborait avec lui à l’édition du De malo, s’était établi, en octobre 1971, au couvent de l’Annonciation, à Paris, non loin de la Bibliothèque nationale, rue Richelieu : une sorte d’avant-garde pour y établir éventuellement la Léonine. Ce projet ayant échoué, après quelques mois, en 1972, il rejoint sa province dominicaine à Leuven, où il continue de travailler jusqu’à sa maladie, en décembre 2000. Hospitalisé d’abord et transféré ensuite en maison de retraite, à Anvers, dès janvier 2001 il recommence à travailler, jusqu’à quelques jours avant sa mort, le matin du 26 septembre 2001.

Sa première édition dans la Léonine est celle des Quaestiones disputatae de malo (ed. Leon., t. 23), parue en 1982, après une quinzaine d’années de travail, souvent interrompu. Cette édition est un modèle pour toute édition de textes latins du moyen âge. Une description des manuscrits concise, mais très riche et précise. Une introduction critique de lecture aisée, mais d’une argumentation irréfutable, car fondée dans un travail soigné, sans omissions.

Le P. Gils a profité également de sa première publication dans la Léonine pour exposer certains principes d’édition, notamment les critères pour détecter une « famille indépendante » de la « tradition universitaire », par pecie (p. 29*) ; mais aussi une méthode d’« accès à l’exemplar » de la tradition universitaire et de restitution de la vie et de l’évolution des pecie (p. 30*-34*).

« La critique textuelle, écrit-il, n’est ni une mathématique, ni une pure logique : il y a un élément humain qui échappe aux sciences ou techniques exactes. Pourquoi un tel copiste a-t-il bien lu à tel endroit et a-t-il commis de surprenantes bévues ailleurs ? Pourquoi un tel a-t-il su lire telle forme et pas une autre ? Toutes les fautes ne sont pas des mélectures paléographiques. La causa erroris, si importante dans la recherche, ne se laisse pas toujours découvrir. D’autre part, de longues listes de variantes sorties de leur contexte n’ont pas grande valeur. On fera donc un choix. » (p. 34*).

Ces principes assurent un travail critique précis et exhaustif, de même qu’ils confèrent un style coulant à la préface, qui met en valeur la visée vraiment pédagogique que le P. Gils a voulu lui donner.

La deuxième édition du P. Gils dans la Léonine est parue en 1992 : le Super Boetium De Trinitate. Il pu profiter ici de ses précédents travaux sur les autographes de Thomas. Dans la préface, il montre les difficultés à établir un texte critique en présence d’un autographe. Par rapport au De malo, dont le caractère pédagogique est évident, dans cette édition on est peut-être plus frappé par la grande érudition paléographique du P. Gils, sa capacité à localiser les graphies régionales (p. 21). En particulier, dans l’appendice « Saint Thomas écrivain » (p. 175-209), consacré à l’écriture de Thomas d’Aquin, analysée non seulement du point de vue graphique mais aussi psychologique : « S. Thomas est un grand homme. S. Thomas écrit péniblement. S. Thomas se trompe. S. Thomas rédige difficilement. S. Thomas est nerveux. S. Thomas est fatigué. S. Thomas est négligent ou appliqué, distrait ou précis. S. Thomas lutte, se bat avec l’écriture, avec les abréviations, avec la pensée, avec l’expression. S. Thomas est intuitif. S. Thomas construit. S. Thomas se laisse aller. S. Thomas se corrige jusqu’au scrupule du détail. S. Thomas ne corrige pas des fautes sérieuses, évidentes. S. Thomas réfléchit. S. Thomas court. S. Thomas s’arrête. S. Thomas se relit. S. Thomas ne se relit pas … » (p. 175).

La dernière édition à laquelle il s’est consacré est le Commentaire du IIe livre des Sentences. Il avait déjà établi le texte critique et rédigé la partie critique de l’introduction, quand, lors de ma visite à Leuven en août 1998, il m’a demandé d’accepter de prendre la responsabilité du chantier et de l’achever, en signant la préface avec lui. Auparavant, j’avais surtout profité de ses compétences exceptionnelles pour ma formation et mes travaux. De son côté, il m’avait demandé de relire son texte et sa préface, et de lui transmettre mes notes de lecture : je m’aperçus, ensuite, que, ce faisant, il m’avait, en réalité, mis à l’épreuve. Devant sa proposition d’assumer la responsabilité de l’édition, un sentiment de crainte me saisit plus fort que celui de l’honneur d’une telle confiance, mais il était impossible de résister à son regard perçant. Il m’assura qu’il aurait continué à travailler à ce chantier autant que possible. Une collaboration si étroite avec lui m’était inimaginable, non seulement en raison de son naturel réservé, mais parce que l’on n’avait pas d’abord songé à moi pour cette tâche. Par une lettre du 24 août 1998, il me confia officiellement la responsabilité de cette édition. Il commença alors une révision de son texte pour revenir à un état antérieur à celui de 1998, mais, tombé malade début décembre 2000, il dut laisser le travail à demi inachevé.

Au cours des huit derniers mois de sa vie, en maison de retraite à Anvers, il relit toute la préface critique du P. Frederick Hinnebusch (Washington DC) pour l’édition du Commentaire du IIIe livre des Sentences, dont il avait autrefois transcrit l’autographe et étudié la tradition manuscrite. Ses observations à cette préface sont non seulement pertinentes et aiguës, mais pleines aussi d’estime et de reconnaissance pour son confrère. Un exemple de vraie magnanimité. Il s’est éteint le matin du 26 septembre 2001.

* Cette notice et ce témoignage se fonde sur de longs entretiens annuels avec le P. Gils, le dernier ayant eu lieu fin août 2001, un mois avant sa mort ; sur ses notes manuscrites ; sur une correspondance continue que nous avons entretenue de mars 1997 jusqu’à juillet 2001. La différence d’âge et de lieu de résidence n’ont pas empêché entre nous une amitié et une entente aussi intimes que celles de deux amis d’enfance.